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« Il devient chaque jours plus évident qu’une scission profonde s’opère dans l’opinion publique, chaque individu choisissant la Droite ou la Gauche selon ses convictions. »
« Dans tous les pays ennemis, des amis nous aideront. »
Adolf Hitler
Pope attendait Steadman chez lui. Le détective fut surpris de ne pas trouver de reporters furetant autour de sa maison. Il avait décidé de rentrer chez lui plutôt que de passer à l’agence. Il avait besoin de sommeil et de solitude pour réfléchir.
Il se rendit directement dans la cuisine et se servit une vodka. Puis il revint dans le salon et s’écroula dans son fauteuil favori. C’est seulement alors qu’il remarqua la silhouette en manteau assise sur le canapé.
— Bonjour, Mr. Steadman. Je peux vous appeler Harry ?
La voix était bourrue, quoique teintée d’une politesse amusée. L’homme était solidement bâti, mais un excès de graisse l’enveloppait, lui donnant une apparence trompeuse de bonhomie.
— Je m’appelle Nigel Pope.— Il se pencha vers le détective avec un effort visible et lui tendit son porte-cartes ouvert avant d’ajouter, presque en s’excusant— Services de Sécurité britanniques.
Steadman jeta à peine un coup d’œil à l’accréditation officielle sous plastique. Il se demandait comment ils l’avaient connecté aussi vite au Mossad.
Pope rangea son porte-cartes dans une poche intérieure.
— Je me suis permis d’entrer pour vous attendre. J’espère que vous ne m’en tiendrez pas rigueur.
Résigné, Steadman se renfonça dans son fauteuil et but une gorgée de vodka.
— Quel rapport entre la mort de mon associée et les Services secrets ?
Pope lui lança un regard désapprobateur.
— Quel rapport entre les Services israéliens et la mort de Mrs. Wyeth ? contra-t-il.
— Comment avez-vous su ?
— Pourquoi ne pas avoir parlé à la police des relations qu’entretient votre agence avec le Mossad ?
— Nous n’entretenons aucune relation avec le Mossad ! J’ai découvert seulement ce matin que Maggie avait accepté une enquête confiée par le Mossad. Et j’allais le dire à la police.
— Un homme du nom de Goldblatt est venu s’entretenir avec vous dans votre bureau, il y a une semaine. Nous savons que c’est un cadre du Mossad.
— Il voulait que je retrouve un de ses agents disparu, Baruch Kanaân. J’ai refusé.
— Harry, laissez-moi vous dire ce que nous savons sur vous. De cette façon nous éviterons peut-être de gaspiller du temps... (Pope se leva lourdement et alla s’adosser à la cheminée. Il ferma les yeux un moment, puis commença, sur un ton récitatif :) Vous êtes né à Chichester en 1940 et avez eu une enfance parfaitement normale jusqu’à l’âge de treize ans, quand votre père est mort. Un an plus tard votre mère s’est mise en ménage avec un autre homme qu’elle a très vite épousé. Vous ne vous êtes pas entendu avec lui, et de son côté il ne vous a guère apprécié. Au grand désespoir de votre mère vous avez quitté le foyer à quinze ans et avez travaillé dans des restaurants à Londres en mentant sur votre âge. Vous vous êtes engagé dans l’armée en 1956 – peut-être la crise de Suez a-t-elle suscité votre vocation – comme élève-soldat et avez été entraîné à Bassingbourn. Quelque temps plus tard vous êtes entré dans un régiment d’active en qualité de sous-officier. Plus tard vous avez atteint le grade de capitaine, mais vous avez toujours montré une certaine singularité... « Rebelle » serait un terme un peu romantique pour vous décrire, « excentrique » sans doute trop vague. Disons simplement que l’esprit d’équipe n’a jamais été votre point fort... (Pope sourit d’un air compréhensif.) Hum, et pourtant, assez ironiquement vous entrez à dix-neuf ans dans la Police royale militaire. Là, vous vous disciplinez un peu plus.
Vous effectuez quelques séjours à Hong-Kong et en Allemagne, et c’est pendant une de ces missions que votre mère décède des suites d’une longue maladie.
Pope regarda le détective pour avoir confirmation. Steadman hocha la tête sans un mot. Il aurait été curieux de savoir combien de temps il avait fallu au gros homme pour mémoriser tous ces faits.
Voyons, ce devait donc être en... 59 ?
— 60.
— Oh oui, vous aviez vingt ans. Et déjà quatre ans de service derrière vous... En 62 vous épousez une Allemande dont vous divorcez deux ans plus tard. Il semble qu’elle n’aimait guère l’armée, à la réflexion. Par chance, pas d’enfant de votre union. En 65 vous entrez à l’Intelligence Corps et c’est là que vous paraissez trouver la place qui vous convient. Disons plutôt que, les premières années, vous donnez l’impression d’y être à votre aise. Vous êtes prêté aux Services secrets israéliens en 1970, plus afin d’avoir un œil sur leurs activités que pour autre chose, bien évidemment, et vous restez avec eux un certain temps...
— Deux ans, précisa Steadman.
— Oui, deux ans. C’est pendant cette période que vous vous attachez à un de leurs agents, une jeune femme du nom de Lilla Kanaan qui s’avère être la sœur de cet agent disparu, Baruch.
Un simple « attachement » ? le terme était bien faible, se dit Steadman.
— Pas d’erreur jusqu’ici ? interrogea Pope.
Devant l’absence de réponse il eut un sourire satisfait et reprit :
— Nous savons que vous étiez très liés. Vous vous étiez plus ou moins installé dans son appartement de Tel-Aviv, en fait. Bref... Vous passez beaucoup de temps avec elle et sa famille, qui réside à Anabta, et ils se substituent un peu à la famille que vous aviez perdue. Je pense que les Services israéliens avaient déjà essayé de vous convaincre de les rejoindre bien avant le massacre de l’aéroport de Lod... (Steadman ne marquant toujours aucune réaction, il poursuivit :) Vous alliez rentrer en Angleterre. Que vous ayez déjà décidé ou non de retourner en Israël, cela nous ne le savons pas, mais il semble bien que la tuerie de Lod a été pour vous un tournant. Dans les quelques mois qui suivent vous démissionnez de l’armée britannique et vous retournez en Israël. Là, vous entrez au Mossad à temps pour faire partie des « escadrons de la vengeance » créés par Golda Meir sur les conseils du général de division Zwi Zamir. Le massacre des athlètes israéliens aux jeux Olympiques de Munich entérine l’existence de ces commandos, et votre connaissance de leurs méthodes vous désigne pour les rejoindre et les aider dans leurs actions extérieures... Vous mettez quelque temps à être pleinement accepté, mais votre participation à l’attaque du quartier général de l’OLP à Beyrouth en avril 73 balaie leurs derniers doutes, et votre comportement au camp d’entraînement de Césarée prouve votre valeur.
Vous et votre amie Lilla devenez alors membres du commando baptisé Heth. Votre rôle est de préparer des couvertures dans les pays étrangers pour permettre l’action des éléments actifs du groupe. Vous établissez les communications, louez des appartements, faites les réservations d’hôtel, les locations de véhicules, etc. En tant qu’Anglais, votre couverture est parfaite, et Lilla passe aisément pour Européenne. Vous travaillez ensemble comme époux.
Nous sommes à peu près certains que vous êtes impliqués dans au moins trois assassinats : ceux d’Abdel Hamid Shibi et Abdel Hadi Nakaa, terroristes connus de l’OLP, morts dans l’explosion de leur Mercedes à Rome, et celui Mohammad Boudia, un des piliers de Septembre Noir, tué de la même façon à Paris, dans sa Renault.
Je ne prétends pas que vous participez vous-même à ces meurtres, mais vous et Lilla préparez sans doute la voie pour Aleph ; les tueurs de votre commando. Il existe d’autres « incidents » dont nous sommes moins sûrs, mais il ne fait pas de doute que cette année-là est très chargée pour vous...
Pope revint s’asseoir sur le canapé, comme si sa forte corpulence était devenue trop lourde pour lui. Il observa quelques instants Steadman avant de continuer :
— En dehors de ces missions, vous participez également à certaines tractations concernant l’achat d’armes pour Israël à partir de Bruxelles où vous avez ranimé vos anciens contacts de l’armée. Vous vous êtes réellement montré très utile pour l’Institut, comme l’appellent les Israéliens. Pas étonnant qu’ils n’aient guère apprécié votre départ.
Steadman resta silencieux. Il était plus impressionné par la mémoire de Pope que par les faits que celui-ci connaissait, mais il appréhendait de plus en plus la conclusion de ce monologue.
— Pour vous, le drame se produit en août. Le Mossad est alors affecté par l’assassinat d’un homme innocent à Lillehammer, en Norvège, et par la capture du commando responsable de l’erreur. Vous ne faisiez pas partie de cette équipe, ce qui dans un sens eût sans doute été préférable : vous auriez été en sécurité dans une prison norvégienne. Or vous vous trouvez libres à Bruxelles ; la bombe qui explose dans votre appartement tue Lilla et vous blesse grièvement.
Ce souvenir ne faisait plus trembler les mains de Steadman, mais il semblait toujours le vider de toute énergie.
— Après votre guérison – physique j’entends – il semble que vous vous déchaîniez. Vous apparaissez partout à la fois : Paris, Rome, Oslo, aussi bien que Benghazi ou Beyrouth. Dans chacun de ces endroits, des actes de violence anonymes ont lieu juste avant votre départ. Même la guerre du Kippour en octobre ne donne pas l’impression de vous calmer. Mais, dès janvier 74, tout s’arrête.
Pope croisa ses doigts épais sur son ventre et fixa sur Steadman un regard curieux.
— Pourquoi avoir quitté le Mossad à cette époque, Harry ?
— Je croyais que vous aviez toutes les réponses.
— Pas toutes, Harry. Pour celle-ci, nous avons deux possibilités : soit vous avez été brusquement écœuré de toute cette violence ; soit vous simulez simplement votre départ du Mossad.
Le détective ne cacha pas son étonnement.
— Non, Harry, dit Pope avec douceur, nous ne pouvons rejeter cette seconde hypothèse : vous coupez tous vos liens avec le Mossad en apparence, vous retournez en Angleterre et entrez dans l’agence de Mrs. Wyeth. Une nouvelle couverture pour vous.
— Pendant près de cinq ans ?
— Les agents dormants sont des atouts très utiles pour tous les services secrets. Adopter un rôle, se fondre dans la peau d’un citoyen quelconque pendant cinq, dix ou même quinze ans, jusqu’à ce que l’occasion se présente d’agir. Cela n’a rien d’étonnant par les temps qui courent.
Steadman eut un rire aigre.
— Pourquoi ici ? Il n’existe pas d’hostilité entre l’Angleterre et Israël, que je sache.
— Non, aucun antagonisme ouvert. Mais Israël sait qu’il doit lancer ses filets partout, parce qu’il lui faut combattre ses ennemis partout où ils se trouvent. Avec le terrorisme international tel qu’il s’est développé, les Israéliens sont obligés de riposter hors de leurs frontières. Ils ne peuvent se permettre d’attendre chez eux qu’on vienne les frapper. Vous pensez que je pourrais avoir une tasse de thé, Harry ?
L’incongruité de la requête laissa le détective sans voix.
— Un peu de thé vous ferait le plus grand bien aussi, Harry. Il est vraiment un peu tôt pour boire de la vodka, vous savez, ajouta Pope d’un ton gentiment réprobateur.
Interdit, Steadman posa son verre sur la moquette et alla dans la cuisine.
— Quel utilité aurais-je pour le Mossad dans ce pays ? lança-t-il tandis qu’il attendait que l’eau bouille.
Pope l’avait suivi. Il appuya son corps massif contre le mur du couloir, à l’entrée de la pièce.
— Bah, vous pourriez garder un œil sur les événements, proposa-t-il. Sur les ventes d’armes, peut-être. Qui vend à qui, ce genre de choses. Ou mener quelques tractations vous-même.
— Pourquoi aurais-je besoin d’une couverture, alors ?
— Par commodité ? Dans ce genre d’affaires, il n’est pas inhabituel pour un acheteur de rester anonyme. Vous pourriez jouer l’intermédiaire.
Steadman versa l’eau fumante dans la théière.
— A moins que votre rôle se cantonne à observer les activités terroristes, suggéra encore Pope. Avec sa population d’étudiants étrangers, Londres est un nid rêvé pour tous ces groupuscules... Pour moi un nuage de lait mais pas de sucre, Harry. Et servez-vous-en un, vous paraissez harassé.
Steadman prépara deux tasses et les porta dans le salon, précédé par Pope. Celui-ci se rassit sur le canapé en frissonnant malgré son épais pardessus.
— Il fait horriblement froid ici, commenta-t-il.
— J’étais absent, dit Steadman. Comme vous le savez certainement...
Il retourna dans la cuisine et abaissa l’interrupteur commandant le chauffage central. Puis il revint s’asseoir dans son fauteuil en face de Pope.
— Ça prendra un peu de temps pour chauffer, prévint-il. (Après un silence, il demanda :) Vous croyez à cette théorie ? Que je travaille toujours pour l’Institut ?
Pope but son thé sans quitter le détective des yeux. Il parut hésiter avant de répondre.
— En fait, non. Mais ce n’est qu’un jugement personnel, rien de plus. A dire vrai, je suis plutôt favorable à Israël. Mais nous n’allons pas laisser deux pays mener leur petite guerre sur notre territoire. Nous vous avons surveillé, Harry, et cela depuis votre retour en Angleterre. Rien de ce que vous avez fait n’a éveillé nos soupçons... Jusqu’à la semaine dernière.
— Une minute. C’était le premier contact que j’avais avec un agent israélien depuis près de cinq ans !
— Buvez votre thé, Harry, il va être froid.
Steadman vida sa tasse et la posa sur la moquette, à côté du verre de vodka.
— Okay, Pope, fit-il d’un ton abrupt. Mon associée, qui était aussi une amie proche, a été assassinée. J’ai été interrogé par la police presque toute la nuit, je me suis occupé de l’agence durant la journée et maintenant je suis crevé. J’ai envie de m’allonger et de dormir. Alors venons-en au fait. Que voulez-vous de moi ?
— Vous avez oublié de mentionner votre visite à Mr. Goldblatt ce matin, remarqua Pope.
Steadman émit un grognement irrité.
— Je voulais lui casser la gueule, oui ! Parce que Maggie est morte par sa faute !
— Bien sûr, Harry.
— La semaine dernière, je lui ai dit que sa proposition ne m’intéressait pas. Mais il a embauché Maggie.
— Nous savons cela. J’ai moi-même parlé à votre personnel ce matin, après votre départ. Votre secrétaire m’a dit que vous aviez traité notre Mr. Goldblatt sans trop de ménagement. C’était peut-être une mise en scène, mais je n’en vois pas trop l’intérêt. Je vous l’ai dit, Harry, je vous crois. Personnellement.
— Alors, bon sang, que voulez-vous ?
— Votre aide, répondit calmement le gros homme.
— Mon aide ? Comment puis-je vous aider ?
— Eh bien, vous désirez retrouver le meurtrier de votre associée, n’est-ce pas ?
— Non, sûrement pas.
Pope resta muet un instant, déstabilisé pour la première fois.
— Mon Dieu, Harry, vous n’êtes pas sérieux ?
— Écoutez-moi, Pope. J’ai vu assez de tueries au nom de la vengeance pour la fin de ma vie. J’en ai eu plus qu’assez. J’ai épuisé le sujet. Vous pouvez comprendre ça ?
— Mais Mrs. Wyeth n’était qu’une actrice innocente. Vous ne pouvez pas accepter sa mort !
— Vous croyez ?
— Je crois que vous essayez de vous convaincre vous-même que vous le pouvez, Harry. Mais ça ne marchera pas, c’est évident. Vous avez eu cinq ans pour endormir cette violence au fond de vous, cinq ans pour enchaîner cette passion. Mais elle est toujours en vous, Harry, ne vous y trompez pas.
— Vous faites erreur.
Pope eut un sourire froid.
— Cela ne change rien. Vous nous aiderez quand même. (il leva une main pour arrêter la protestation du détective.) Écoutez-moi d’abord, Harry. Vous avez dit que Goldblatt cherchait seulement à savoir ce qui était arrivé à son agent disparu, Baruch Kanaan. Exact ?
Steadman acquiesça.
— Et que savez-vous de sa mission en Angleterre ?
— Il devait contacter un marchand d’armes et lui passer commande, répéta Steadman d’un ton las.
— Ce marchand d’armes, c’est Edward Gant.
— Oui. Comment le savez-vous ?
— Nous avons Gant à l’œil depuis très longtemps déjà. Malheureusement, il est influent et peu réceptif à l’intimidation.
— Les Israéliens pensent qu’il fournit les terroristes et qu’il les entraîne.
— Oh, sans aucun doute. Depuis plusieurs années.
— Vous le savez et vous n’avez rien fait contre lui ?
— Nous ne pouvons rien faire, Harry. Il n’a jamais été pris en flagrant délit.
— Et vous n’auriez pas pu... le mettre en garde ?
Pope poussa un soupir sarcastique.
— Il nous aurait ri au nez. Ce Mr. Gant est quelqu’un de très... particulier. La mise en scène macabre d’hier porte la marque de son cynisme.
— Vous savez qu’il a tué Maggie ?
— Aucune preuve, Harry. Pour l’instant, nous avons mis ce meurtre sous le boisseau. Vous ne serez importuné ni par la police ni par les journalistes.
— Mais comment...
— Il le fallait, au moins pour l’instant. La publicité est la dernière chose que nous recherchons. Et, à part retrouver cet agent disparu, Goldblatt vous a-t-il demandé d’enquêter sur autre chose ?
— Il voulait que je récolte toutes les preuves possibles contre Gant.
— Quelle sorte de preuves ?
— De ses liens avec les terroristes.
— Rien d’autre ?
Steadman haussa les épaules.
— Tout ce qui pourrait l’incriminer, je suppose.
Pope inspira profondément, puis souffla très vite, de façon assez comique.
— Je crains que notre Mr. Goldblatt n’ait pas été tout à fait honnête avec vous, Harry. C’est vrai, les Israéliens aimeraient prouver au gouvernement britannique la réalité des ventes clandestines de Gant, mais leur intérêt dépasse ce simple souhait...
Le gros homme but sa dernière gorgée de thé avant de poser la tasse à ses pieds. Il sortit un mouchoir plié de son pardessus et s’essuya les lèvres d’un geste lent.
— Etes-vous au courant de l’actuelle résurgence des groupuscules néo-nazis, Harry ? Non, peut-être, tant il est vrai qu’ils sont déguisés. On pourrait imaginer qu’après les horreurs de la Seconde Guerre mondiale ce fanatisme n’a aucune chance, mais ce serait commettre une grossière erreur. C’est un cancer qui se diffuse dans le monde entier, un parasite qui se nourrit du délabrement politique, de la crise économique... et du terrorisme. Savez-vous par exemple qu’un mouvement d’extrême droite belge, Ordre Nouveau flamand, combat aux côtés de l’UDA en Irlande ? Et ce n’est qu’un cas parmi d’autres. Vous trouverez des mouvements d’extrême droite encourageant les guerres et y participant activement dans beaucoup de pays. Ils versent des fonds ou fournissent des armes...
— Gant ?
— Dans ce pays comme aux États-Unis existent beaucoup de ces groupuscules. Ici le National Front, là-bas le National Socialist Party, pour ne citer que les plus connus. Mais derrière eux, dans l’ombre, existent des mouvements beaucoup plus sinistres comme Column 88, et ces groupuscules nazis se développent, Harry, ils se structurent entre eux pour faire cause commune. Inutile de vous préciser qu’ils haïssent tout ce qui est juif. Nous pensons que Gant est à la tête d’une de ces organisations, une des plus puissantes et des plus secrètes, ici même en Grande-Bretagne : la Thule Gesellschaft.
— C’est la raison de l’intérêt du Mossad pour Gant ? Pas ses ventes d’armes aux terroristes ?
— Oh non, Harry. Les deux vont ensemble.
— Mais pourquoi cette histoire à propos de Baruch ?
— Parce qu’elle est vraie. Ils voulaient vous engager pour le retrouver, le reste est dû à un malheureux hasard. Mais le but de Baruch n’était pas de trouver des preuves des rapports de Gant avec les terroristes arabes : il avait pour mission d’en apprendre le plus possible sur cette Société de Thulé, cette Thule Gesellschaft. Il semble qu’il ait poussé un peu trop loin ses recherches.
— Comme Maggie.
— Oui, c’est aussi notre avis. Seul un tel fanatisme crée de tels tueurs. Elle a dû tomber sur quelque chose de très important pour eux. De très sensible.
Les épaules du détective s’affaissèrent.
— Bon sang, marmonna-t-il, ici et aujourd’hui...
— Surtout ici et aujourd’hui, Harry...
— Mais pourquoi Goldblatt ne m’a-t-il pas tout dit ? Pourquoi voulait-il m’envoyer dans un tel piège sans m’avertir ?
— J’imagine qu’il a cru plus sûr pour vous de ne rien savoir. Il voulait vous engager pour un travail de routine, en fait, pas vous lancer sur les traces de ce mouvement nazi.
— Ça n’a pas protégé Maggie.
— Non, le Mossad a sous-estimé le jusqu’au-boutisme de ce groupuscule. Je suppose qu’il croyait moins dangereux de l’employer elle plutôt que vous. Tout cela est très regrettable.
— Regrettable ? Qu’allez-vous faire ?
— Et vous, Harry, qu’allez-vous faire ?
— Moi ? C’est vous qui êtes chargé de la sécurité dans ce pays. A vous d’agir.
— C’est ce que nous allons faire. Avec votre aide.
— Désolé. Je ne veux aucun rôle dans cette affaire.
— Vous ai-je offert le choix, Harry ? (Le ton de Pope restait aimable, mais la phrase portait une menace évidente.) Nous pourrions vous coincer de beaucoup de manières. Espionnage présumé pour Israël, pour commencer, à quoi nous pourrions ajouter une inculpation pour homicide, bien entendu.
— Homicide ? Vous ne pouvez pas...
— Nous pouvons, Harry, et ne vous méprenez pas nous le ferons si nécessaire. (La voix de Pope avait perdu toute amabilité.) Nous finirions par vous relâcher, bien sûr, mais d’ici là nous aurions ruiné votre carrière, ici et dans pas mal d’autres pays. De nos jours, Harry, les polices du monde entier aiment coopérer. C’est dans notre intérêt.
— Salopard !
Avec un effort le gros homme se pencha encore en avant, coudes posés sur les genoux. Son visage replet prit de nouveau une expression amicale.
— Écoutez, Harry, je sais que vous êtes assez têtu pour résister, même si cela signifie la ruine pour vous. Mais regardez-vous bien. Au fond de vous-même, vous voulez que ceux qui ont assassiné votre associée paient, n’est-ce pas ? Vous ne pouvez pas ignorer ce vieux sentiment. Vous l’avez muselé, dompté durant des années, mais vous ne l’avez pas supprimé. Vous avez combattu pour Israël parce que vous détestiez l’agression dont ce pays était l’objet, parce que vous détestiez la mort des innocents. Vous nous aiderez non pas parce que nous vous y obligerons mais parce que vous le désirez, Harry, parce que vous n’avez pas perdu ce désir refréné de vengeance. Vous l’avez simplement brimé quelque temps.
Et Steadman comprit soudain que le gros homme avait raison. L’envie de riposter était toujours en lui. Il brûlait de faire payer à Gant la mort de Maggie, tout comme il avait voulu faire payer la mort de Lilla aux terroristes arabes. Le chantage de Pope jouait sans doute un rôle dans cette réaction, mais il savait que cette vieille rage en était le moteur principal.
— Mais pourquoi moi ? demanda-t-il. Vous avez sans doute beaucoup d’hommes plus qualifiés.
— Aucun ne s’insère aussi bien dans la situation, Harry. Vous êtes un maillon de la chaîne, en quelque sorte. Un lien entre le Mossad, Edward Gant, et maintenant nous. Cela nous donne un avantage.
— Mais comment puis-je vous aider ? Gant sait sans doute qui je suis.
Pope se renversa lentement contre le dossier du canapé.
— Oui, il sait qui vous êtes. Mais ça n’a pas d’importance. Il jouera le jeu.
— Parce que ce n’est qu’un jeu pour vous ? s’exclama Steadman.
— Pas pour nous. Pour quelqu’un comme Gant, tout est un jeu. Il aime les subterfuges et mesurer sa ruse à celle des autres.
— Et qu’est-ce qui l’empêchera de m’infliger le même traitement qu’à Maggie ?
— Rien. Sinon que nous vous surveillerons.
— Vous m’en voyez très rassuré.
Pope eut un rire bref.
— Eh bien, s’il tentait quoi que ce soit contre vous, nous aurions un motif pour intervenir, non ?
Il rit un peu plus fort devant l’expression qu’arborait Steadman, et sa panse tressauta sous son pardessus.
— Non, Harry, reprit-il avec sérieux, je ne pense pas que même quelqu’un comme Gant prendrait le risque d’un autre meurtre aussi vite. Nous avons besoin de vous parce que quelque chose se prépare, mais nous ne savons pas quoi. Vous ne serez qu’une partie de tout cela. Tout renseignement que vous obtiendrez nous précisera l’ensemble du tableau.
— J’ai l’impression d’être l’agneau du sacrifice...
— Ridicule. Je vous l’ai dit, vous serez sous surveillance constante. Nous ne vous laisserons pas courir de risques inutiles. Nous voulons que vous retourniez voir ce Mr. Goldblatt et que vous lui disiez que vous avez changé d’avis. Vous désirez que les meurtriers de Mrs. Wyeth soient châtiés. Il vous croira, parce qu’il a besoin de vous. Vous contacterez Gant en prétendant que vous représentez un pays intéressé par ses armes.
— Et s’il refuse de faire affaire avec moi ?
— Il ne refusera pas. Il est marchand d’armes et il serait professionnellement trop risqué pour lui de ne pas accepter au moins des discussions avec un client potentiel. De plus, il sera curieux à votre sujet. Je vous l’ai dit, c’est un homme arrogant... Approchez-le. Il vous invitera sans doute sur son terrain d’essai privé, et c’est ce qui nous intéresse. Essayez d’en apprendre autant que possible sur les lieux et sur ce qui s’y passe. C’est tout ce que vous avez à faire.
— C’est tout ?
Pope se leva sans grâce.
— Oui, pour l’instant... (Sur la commode il prit un mince dossier vert que Steadman n’y avait pas remarqué.) Vous trouverez peut-être quelques indications intéressantes dans ce rapport. J’ai bien peur que ce soit assez succinct, néanmoins. Surtout des faits récents. Notre Mr. Gant est un mystère, dans son genre, mais le dossier vous éclairera un peu sur l’homme et ses récentes transactions avec les Arabes. Ne l’égarez pas, voulez-vous ?
Steadman observait l’agent du gouvernement avec suspicion. Tout cela ne tenait pas debout.
— Je connais le chemin, ne vous dérangez pas pour me raccompagner, dit Pope en se dirigeant vers la porte. Et reposez-vous un peu, Harry, vous en avez besoin.
Il s’arrêta d’un bloc, comme s’il venait de se rappeler un détail important.
— Harry, avez-vous jamais entendu parler de la Sainte Lance ?